Le préjudice religieux

Le préjudice religieux

Le préjudice religieux est résolument un préjudice extrapatrimonial, puisqu’il touche à la « dimension spirituelle fondamentale » de l’homme selon sa croyance. La liberté religieuse, principe acquis de longue date, doit permettre à tout citoyen de pratiquer ou non une religion, dans les conditions et selon les rites auxquels il souhaite s’astreindre. Il s’agit d’une démarche personnelle et abstraite d’adhésion à une pratique que chacun pourra effectuer à sa manière, sans risquer d’être inquiété.

Mais la pratique religieuse n’a pas qu’une dimension spirituelle et tangible puisqu’elle peut conduire à ce que le croyant la pratique selon un certain nombre de rituels qu’il s’efforce de respecter seul ou parfois en groupe. Dans ces conditions, une atteinte à son intégrité physique pourrait conduire à ce qu’il doive modifier sa façon de s’adonner à sa religion. Mais le préjudice ne s’arrêterait pas à la simple considération physiologique, et risquerait fort bien de se propager sur le volet psychique de la victime, laquelle, se trouvant dans l’impossibilité de pratiquer son rituel, subirait un trouble important dans la pratique de sa spiritualité.

Aujourd’hui, force est de constater que les juges sont mal à l’aise lorsqu’une affaire de ce genre leur est soumise. En effet, jusqu’il a peu, la jurisprudence n’admettait pas l’indemnisation autonome du préjudice religieux, allant même jusqu’à s’arranger avec les percepts pour écarter purement et simplement le préjudice, et de là, exclure toute indemnisation. Tel fut notamment le cas dans un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 7 mars 2013, dans lequel une personne de confession musulmane était dans l’incapacité d’effectuer les gestes religieux habituels, qui avait considéré qu’il n’y avait pas d’atteinte à la pratique religieuse du requérant du fait que la religion musulmane autorisait les personnes handicapées à pratiquer les gestes de prière en position assise.

De son côté, la doctrine est ambivalente sur la question, certains auteurs préconisant que ce préjudice soit indemnisé selon tel ou tel poste de la nomenclature Dintilhac, en prévoyant éventuellement une majoration du quantum alloué à la victime, d’autre étant plutôt partisans de la création d’un nouveau poste de préjudice. D’autres, enfin, voient dans cette atteinte une lésion déjà réparée en tant que telle par les postes de préjudices existants et préalablement indemnisés.

Pourtant, le domaine religieux irriguant désormais un pan important de la vie civile et juridique, il y a tout lieu de penser que l’altération ou la disparition des capacités physiques permettant de s’adonner à la pratique de sa religion constituent indéniablement une atteinte à la liberté religieuse, et par là, un préjudice demandant réparation.

Ainsi, même si la classification de ce poste de préjudice reste incertaine, il semble cependant acquis qu’il trouve sa place au sein de la nomenclature Dintilhac (I) en tant que préjudice réparable (II).

  1. Un préjudice « nomenclaturable »

A la lecture des décisions prises en indemnisation de ce poste original, une certaine confusion semble présider dans l’esprit des juges. En effet, le préjudice religieux tour à tour embarrasse, interroge ou dérange, compte tenu du fait que la conception même de la religion varie d’une simple croyance pour certains à une véritable ligne de conduite pour d’autres.

Par conséquent, la pratique religieuse, spirituelle et factuelle, trouve sa place de façon éparse au sein des postes de préjudices prévus par la nomenclature. En effet, tenant à la fois du psychique au travers de la croyance, et du physiologique concernant sa mise en œuvre, la spiritualité est à géométrie variable selon la pratique du fidèle. Dès lors, le préjudice religieux gêne. Ainsi, au regard de la diversité des religions, accompagnée pour chacune par une diversité de pratique, il semble que la seule réponse cohérente à apporter réside dans l’atomisation de ce préjudice. Toutefois en pratique, il semble que les juridictions ne soient pas prêtes à cela, et acceptent au gré des arguments juridiques qui leurs sont soumis, de trouver une place à ce préjudicie spécifique qu’elle estime déjà couvert par la nomenclature (A). Ce n’est pas la position d’un courant de pensé doctrinal dominant, repris par certaines décisions de justice, tendant au contraire à recourir à la découverte d’un poste de préjudice spécifique (B).

  1. Un poste de préjudice couvert

Bien que de conception non exhaustive, l’utilisation de la nomenclature par les praticiens tend à une certaine rigidité, conduisant à un classement parfois artificiel des préjudices de la victime dans les postes listés.

Tout d’abord, afin d’indemniser ce préjudice vécu pendant la période avant consolidation, nombre de décisions l’incluent dans le poste du Déficit Fonctionnel Temporaire (DFT), lequel vise à indemniser l’invalidité subie par la victime dans sa sphère personnelle pendant la maladie traumatique et se traduisant par une incapacité fonctionnelle, totale ou partielle, mais aussi par une perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante.

Ainsi l’on pourrait considérer que la privation d’exercer son culte de la façon dont l’entendait le fidèle avant l’évènement traumatique soit en cohérence avec ce poste de préjudice. En effet, au niveau fonctionnel, l’impossibilité ou la difficulté de pratiquer son culte y trouve une source de réparation. Par ailleurs, il semble évident que l’individu pratiquant sa religion souhaite par- là donner un sens à son existence, et qu’ainsi l’impossibilité de le faire le prive de joies usuelles de la vie courante. Le recours au poste de DFT semble être à même de couvrir la réparation du préjudice religieux.

Néanmoins, un tel classement conduit à ce que le préjudice religieux enduré par la victime soit noyé parmi d’autre postes que la jurisprudence accueille déjà au titre des pertes de joies usuelles de la vie courante, tels que le préjudice d’agrément temporaire ou le préjudice sexuel. Au bout du compte, ce mélange des genres amène à un melting pot potentiellement nuisible à la lisibilité du poste lui-même, et concurremment, à sa réparation.

Suivant le même raisonnement, mais cette fois post-consolidation, certaines décisions ont entendu réparer le préjudice religieux en le classant dans le poste de Déficit Fonctionnel Permanent (DFP), lequel tend à indemniser une réduction définitive de la capacité physiologique, psychique ou intellectuelle résultant de l’atteinte séquellaire, à laquelle s’ajoute les souffrances endurées, la perte de qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence(Voir en ce sens la définition exhaustive du DFT selon la Convention européenne rendus à la suite des travaux de Trèves en juin 2000).

Telle fut la position adoptée par la Cour d’appel de Douai qui a considéré que la gêne occasionnée par l’impossibilité pour le fidèle de pratiquer sa religion dans les conditions similaires à celles exercées antérieurement au fait dommageable est inclue dans l’indemnité allouée au titre du DFP (CA Douai, 3ème Chambre, 2 mars 2017, n°16/00417).

Un classement inédit, et à notre connaissance unique, a été tenté par la Cour d’appel d’Angers qui, pour rejeter l’appel interjeté devant elle, avait décidé que « le préjudice religieux, d’ordre cultuel, est déjà compris dans le préjudice d’agrément et a déjà été pris en compte à ce titre »(CA Anger, 21 février 2012, n°09/01482).

Or, selon la définition retenue par la nomenclature, le préjudice d’agrément vise à indemniser l’impossibilité pour une personne de pratiquer régulièrement une activité spécifique, de sport ou de loisir. Pourtant, la Cour d’appel d’Anger entendait classer la pratique religieuse parmi les activités de loisirs, au même titre qu’un sport ou qu’une activité culturelle.

Cette décision revient à nier que la religion relève à l’évidence d’un caractère propre attaché à chaque individu, à sa liberté d’opinion et de conscience, peu comparable avec un agrément au sens qui en est donné par les promoteurs du groupe Dintilhac.

En effet, la dimension spirituelle attachée à la pratique religieuse va bien au-delà d’un simple agrément. Ainsi la religion est souvent perçue par celui qui la pratique comme innervant son existence entière, jalonnant sa vie en lui prescrivant des préceptes ou des coutumes qu’il s’efforce autant que faire se peut de respecter selon ses convictions. Par ailleurs, elle ne saurait trouver sa place dans la catégorie des loisirs, définis comme un temps libre dont dispose l’individu en dehors des occupations imposées ou obligatoires, et qu’il peut utiliser à son gré. Or, suivant le degré de pratique et l’emprise de la religion sur le fidèle, celle-ci peut parfois être vécue comme contraignante, l’excluant étymologiquement de la qualification de loisirs.

Cet arrêt a été sévèrement critiqué par la doctrine, et le raisonnement n’a pas été consacré. Au contraire, la Cour d’appel de Douai est revenue sur une application rigoureuse de la définition du préjudice d’agrément pour en écarter l’indemnisation du préjudice religieux, en jugeant que « la pratique d’une religion supposant l’accomplissement de rituels ne peut être assimilée à un préjudice d’agrément »(CA Douai, 2 mars 2017, n°16/00417).

Ainsi considéré, le préjudice religieux ne trouve qu’une place insatisfaisante dans les postes de préjudices listés par la nomenclature. En effet, au regard de sa spécificité, certains proposent à ce qu’il fasse l’objet d’un poste de préjudice à part entière.

  1. Un poste de préjudice découvert

Les auteurs de la nomenclature ont préservé la flexibilité de leur œuvre en prévoyant la possibilité de recourir à un poste original et distinct, dans le cas où un préjudice « prend un résonnance particulière soit en raison de la nature des victimes, soit en raison des circonstances ou de la nature de l’accident à l’origine du dommage ».

Ainsi défini, le préjudice permanent exceptionnel (PPE) a été utilisé lors d’accidents atypiques ou de grande ampleur, tels que la personne japonaise privée de la possibilité de s’incliner pour saluer, considéré comme une grande impolitesse dans son pays d’origine, ou encore lors de la catastrophe AZF de Toulouse en 2001. Pourtant, force est de constater que les cas de recours à ce poste sont peu fréquents, les juges semblant être frileux à en faire application. Certains auteurs y voient la volonté de borner une extension incontrôlable du nombre de postes de préjudices.

La question du préjudice religieux a bien évidemment été soumise aux juges, les avocats de victimes s’évertuant à affirmer qu’il occasionnait plus qu’un simple trouble dans les conditions d’existence. De prime abord, la Cour d’appel de Paris a, de façon tout à fait surprenante, tant par sa décision que par l’argumentation déployée, refusé d’indemniser le préjudice religieux au titre du poste de préjudice permanent exceptionnel(CA Paris, 7 mars 2013, n°07/00665). Elle justifiait sa décision par le fait que la religion musulmane autorisait la pratique assise de la prière lorsque le fidèle se retrouve dans l’impossibilité de la pratiquer de façon rituelle. La doctrine s’est émue de cette décision, voyant là une atteinte au principe de réparation intégrale visant à replacer une victime dans la situation qui était la sienne avant le fait dommageable.

Cette décision pourrait pourtant éclairer sur un point : la dichotomie entre le préjudice de l’« atteinte à la croyance religieuse » et celui de la pratique elle-même. Cela expliquerait la position de la Cour d’appel qui aurait manifestement considéré que la victime handicapée n’était pas privée de sa croyance mais seulement de son exercice, lequel pouvait être adapté. Elle aurait en quelque sorte refusé d’indemniser le préjudice d’atteinte à la croyance religieuse.

En tout état de cause, l’activité religieuse est une activité spécifique et singulière, strictement attachée à la personne. Mais encore faut-il en rapporter le retentissement particulier que la victime éprouve du fait de ne plus pouvoir la pratiquer de la même façon que précédemment.

En effet, seule la résonnance particulière permanente et exceptionnelle permet de s’affranchir des troubles dans les conditions d’existence et des joies de la vie courante, indemnisés au titre du DFP.

De là, sans cette preuve, nulle possibilité de rattacher ce préjudice au PPE. Ainsi faut-il considérer que l’ouverture du poste suppose un degré important de pratique, tant matérielle qu’intellectuelle. Il nécessite que le fidèle exerce sa fois dans des conditions et avec une intensité telles que le fait de l’en priver soit en définitive considéré comme un véritable bouleversement, le juge ne pouvant se limiter à énoncer que le préjudice religieux est caractérisé sur la seule constatation de « l’impossibilité pour la victime de poursuivre un engagement religieux »(Cass., Civ 2ème, 2 mars 2017, n°15-27523).

De là se pose la question de la preuve de la force de la pratique antérieure. En ce qui concerne la matérialité de la pratique, les éléments probants tels que les pèlerinages effectués, l’aide apportée aux offices, la participation aux évènements du culte, ne posent que peu de difficulté à la manifestation du degré de pratique religieuse. Pour autant, la spécificité de celle-ci fait qu’elle peut révéler son intensité sans que des actes palpables soient forcément exécutés. En effet la religion est avant tout la manifestation d’une spiritualité intérieure, qui ne trouve pas forcément d’expression tangible.

D’autre part, il convient de documenter le ressenti et les troubles présentés par la victime postérieurement au fait traumatique. Sur ce point, l’importance de l’expertise médicale est essentielle, tout comme celle de l’avocat, à charge pour lui d’attirer l’attention de l’expert sur la particularité du trouble physique et psychique ressenti par la victime en raison de la privation nouvelle d’une pratique religieuse soutenue. Bien sûr, cela suppose une oreille attentive du médecin du fait de la singularité de l’évènement qu’il lui revient d’évaluer.

Enfin, la preuve se rapportant par tous moyens, le rapport d’expertise médicale, nécessairement précis et complet, sera utilement accompagné de la version de la victime et des déclarations des proches.

C’est sur la base de ces constatations que la Cour d’appel de Montpellier a accueilli l’indemnisation du préjudice religieux au titre du PPE du fait de la difficulté qu’avait la victime à effectuer les gestes prescrits par la religion musulmane(CA Montpellier, 29 janvier 2014, n011/04191). En effet, après s’être assurés de l’effectivité de la pratique et des difficultés nouvelles pour la personne à réaliser son culte, sur la base de l’expertise médicale, les conseillers ont apprécié la réalité du bouleversement ressenti par la victime du fait des conséquences de son handicap, qu’ils ont estimé suffisamment conséquent pour conclure qu’il n’était pas déjà indemnisé au titre du DFP. Dès lors, et à notre sens, le PPE indemnisant le préjudice de pratique religieuse était consacré.

Ainsi démontré, la jurisprudence est ambivalente sur la classification du préjudice religieux. Pourtant, il semble que le véritable enjeu soit ailleurs. En effet, la nomenclature ne doit pas être perçu comme une finalité mais bien comme un outil au service du praticien. Elle ne doit rester que l’accessoire d’une finalité qui la domine, la réparation du préjudice, de tout le préjudice et rien que le préjudice.

Aujourd’hui, sauf cas isolé, et c’est heureux, l’on constate que les juges s’arrangent avec les définitions des postes de préjudices, démontrant ainsi leur sensibilité face au préjudice religieux, qui, d’une manière ou d’une autre, reste un préjudice réparable.

  1. Un préjudice réparable

Un intéressant arrêt rendu par la Cour de la cassation le 8 juillet 2010 montre très clairement la rigueur de la Cour, non pas face au classement du préjudice en tant que tel, mais plutôt en considération de son indemnisation. Ainsi, elle démontre que peu importe le poste retenu, l’important demeure dans l’indemnisation du préjudice. Ainsi, le deuxième moyen de l’arrêt retient l’attention, par lequel les Hauts magistrats, après avoir effectivement constaté le préjudice, rejette le pourvoi, étant observé que le dommage avait préalablement été réparé par un autre poste de préjudice(Cass., Civ. 2ème, 8 juillet 2010, n°09-69119).

Cela démontre que, nonobstant la porosité des frontières entre chacun des postes de la nomenclature, il n’en demeure pas moins que le préjudice doit être entièrement et strictement réparé. Reste à savoir de quelle façon.

  1. La majoration d’un poste existant

Le questionnement se pose essentiellement lorsque le juge décide d’inclure la réparation du préjudice religieux dans le déficit fonctionnel, temporaire ou permanent.

En effet, lorsqu’il est retenu au titre d’une simple perte de qualité de vie ou des joies usuelles de la vie, ne risque-il pas, derrière ces notions aux vastes contours, de passer entre les mailles du filet de l’indemnisation? En somme, une reconnaissance du préjudice dans un poste existant ne suffit pas à l’indemniser, encore faut-il le chiffrer, et il revient au juge, en dernier ressort d’en contrôler sa juste réparation.

C’est là tout l’enjeu de l’avocat de la victime privée de l’exercice de son culte, qui doit adopter une argumentation consistant à démonter la réalité de la perte de qualité de vie et de joies usuelles dues au bouleversement éprouvé par la victime de la perte de la plénitude de ses facultés, en fonction de critères qui lui sont propres. Cela renvoie à la pratique individuelle et profondément personnelle de la religion dans la vie de la personne, dans le sens qu’elle donne à son existence, pour apprécier le quantum de ce bouleversement. Entre autres, il convient d’apprécier l’atteinte aux joies usuelles de la vie dans sa représentation sociale de partage avec les autres croyants, des « petits bonheurs qui alimentent la vie de chaque individu »apportés par la religion.

Dès lors l’hypothèse d’une réparation effective est double, se matérialisant soit par la majoration du taux de déficit fonctionnel, soit par le rehaussement de l’allocation.

En premier lieu, la gêne occasionnée par le fait traumatique, engendrant une incapacité physiologique dans la réalisation des actes cultuels, doit être abordée lors de l’expertise médicale. A ce stade, l’enjeu est d’une part de voir reconnaitre la réalité de l’atteinte à l’intégrité physique et psychique (AIPP) de la victime, et d’autre part d’en déterminer dans quelles proportions le taux doit être majoré. En effet, seules les capacités motrices et sensitives de la victime ne sont examinées pour la détermination du taux. Le travail d’argumentation de l’avocat de la victime doit alors être mis en œuvre lors de cette première étape, de façon effective, pragmatique et documentée, afin de voir fixé un taux d’AIPP en corrélation avec l’importance pour la victime de se voir limiter dans sa pratique rituelle. Il lui revient d’orienter les questions, et ce dès la proposition de mission demandée au juge dans le cadre judiciaire de l’expertise amiable ou judiciaire, prise sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.

Pour autant, tout ne doit pas se décider en expertise médicale, étant donné que le rôle du médecin-expert est d’apprécier une situation pathologique, de fixer et d’évaluer l’incapacité de la victime au regard de son traumatisme. En revanche, toutes les questions doivent y être abordées, à commencer par l’impact de cette altération au regard d’une pratique religieuse et d’un rituel déterminé.

En second lieu, il convient de s’interroger sur la pertinence de la majoration non pas du taux, mais de l’allocation journalière, concernant la détermination de l’indemnisations réparant le DFT, ou de la valeur du point de DFP. En effet, bien que l’expert reconnaisse la réalité de l’atteinte physiologique dans la pratique religieuse, il peut se trouver gêné pour en déterminer la part de celle-ci dans le taux de DFP qu’il doit fixer. Dans ces conditions, il est du rôle du juge d’en déterminer le quantum qui doit être alloué à sa réparation.

Si la pratique montre qu’il est difficile d’obtenir du magistrat une majoration de l’allocation, un jugement intéressant du Tribunal des Affaires de la Sécurité Sociale de Grenoble montre que, parfois, les tribunaux sont sensibles aux arguments développés par les victimes lorsque la pratique antérieure a été clairement identifiée(TASS, 6 octobre 2017, n°20140765). Dans cette décision, le tribunal a constaté que la victime avait subi, en plus de la perte de qualité de vie habituellement indemnisée au titre du déficit fonctionnel temporaire, un préjudice spécifique et distinct dont il convenait de tenir compte dans la fixation du taux horaire. Ce taux avait ainsi été majoré d’un euro par jour en réparation de l’atteinte spécifique.

Pour autant, le recours à une majoration de l’allocation réparatrice reste critiquable, dans le sens où sa détermination se fait de façon forfaitaire, mais surtout sans aucun fondement juridique et d’une manière totalement aléatoire. Dès lors, dans un souci de subjectivisation, fondamental en ce qui concerne la réparation du préjudice religieux, il semble plus cohérent, bien que discutable, de majorer le taux plutôt que le montant de l’allocation.

Dans ces conditions, le recours à un poste de préjudice distinctif en réparation du préjudice religieux, axé sur l’intuitu personae et proposant une grille matricielle de lecture spécifique, semble être la solution la plus adaptée à la réparation de ce préjudice original.

  1. La création d’un poste inédit

Bien évidemment, la création d’un nouveau poste réparant le préjudice religieux permet de se prémunir de l’écueil d’une majoration arbitraire, sans aucun fondement ni cohérence, la rendant finalement inexacte. Encore faut-il en déterminer les contours exacts afin de ne pas conduire à la double indemnisation d’un même préjudice.

La spécificité du préjudice religieux doit mener la réflexion selon deux axes, le premier portant sur l’atteinte physiologique spécifique, et la seconde sur le retentissement psychique de la gêne ou de la privation de la pratique antérieure par la victime. La première ne semble pas poser de difficulté étant donné que le volet fonctionnel est traité au moment de l’expertise médicale au cours de laquelle le médecin détermine le taux d’incapacité fonctionnelle au regard du fait traumatique. En revanche, l’évaluation du retentissement de la gêne ou de la privation de la personne dans l’exercice de son culte est plus délicate, et pose une vraie question en termes de réparation intégrale du préjudice. En effet, il convient de déterminer quelle était la place de la l’exercice religieux dans la vie de la victime, qui ne peut bien évidemment faire l’objet d’une barèmisation. En premier lieu il convient de fixer le départ de l’indemnisation à partir du moment où le préjudice religieux franchit la simple atteinte à la qualité et aux joies usuelles de la vie, qui seront inclues et indemnisés au titre du DFP. Une fois ce seuil franchi, il convient alors d’évaluer l’intensité du retentissement du fait pour la victime de se voir privée de l’exercice de sa religion dans les conditions qui étaient les siennes antérieurement au fait traumatique.

En droit de la réparation du dommage corporel, deux méthodes d’évaluation sont envisageables, l’une consistant à coter le préjudice, l’autre à le discuter. Au regard de la spécificité du préjudice religieux et de l’individualisation indispensable qui en découle, il semble que son évaluation suite à une discussion permettant de prendre la mesure de la force de la pratique, du degré de croyance, mais également du contexte et des répercutions sociales que procure la religion chez la victime, parait être la méthode la plus adaptée. En effet, chaque individu étant fondamentalement différent, il serait critiquable de cantonner l’évaluation du préjudice religieux à une échelle de valeur qui ne tiendrait compte, finalement, que d’une analyse in abstracto d’une situation profondément personnelle.

De cette première étape découle une autre question, celle de la fixation de l’indemnité destinée à réparer le préjudice religieux. Au regard de son caractère extrapatrimonial, difficilement chiffrable du fait de son caractère abstrait et individuelle, la solution forfaitaire semble s’imposer.

C’est la solution retenue par la Cour d’appel de Montpellier dans un arrêt rendu le 29 janvier 2014, dans lequel les conseillers avaient suivi la classification préconisée par le médecin-expert au titre du PPE, du fait que le préjudice religieux vécu par la victime la plaçait dans « l’impossibilité de réaliser la prière dans la position rituelle musulmane et ce du fait que l’agenouillement et l’accroupissement sont impossibles ». Les auteurs de la nomenclature ont défini le PPE comme étant « un préjudice atypique qui est directement lié aux handicaps permanents dont reste atteint la victime après sa consolidation et dont elle peut légitimement souhaiter obtenir une réparation », ce qui convenait à l’affaire soumise à la Cour d’appel(CA Montpellier, 29 janvier 2014, n°11/04191).

La somme allouée avait été de 2 000 €. Gageons que la détermination de cette somme indemnitaire ait été le fruit d’une discussion en expertise ou en audience portant sur le bouleversement que cette impossibilité de prier provoquait chez le fidèle, ainsi sur les conséquences spirituelles et sociales qui en résultaient.

Néanmoins, malgré cet effort dans la recherche de l’indemnisations au plus juste du préjudice religieux subi par la victime, une incomplétude transparait concernant sa réparation ante- consolidation. En effet, le PPE ne vise qu’à l’indemnisation d’un préjudice une fois la consolidation acquise. Or, avant la date de fixation définitive des lésions, aucun poste ne permet d’ouvrir à l’indemnisation autonome de ce préjudice particulier. Nous avons vu précédemment les limites du DFT dans la logique d’une réparation. Dès lors, il apparait indispensable, dans une optique indemnitaire, d’ouvrir à la création effective d’un poste de préjudice distinct répondant à une définition précise dépassant la simple atteinte à la qualité et aux joies usuelles de la vie, sans toutefois y inclure l’incapacité fonctionnelle, déjà indemnisée au titre du DFT. Ainsi, seul sera pris en considération le bouleversement psychologique, sociale, voire familiale, vécu par la victime.

Malgré cet arrêt de la Cour d’appel de Montpellier, il ne semble pas qu’à ce jour la jurisprudence n’ait beaucoup progressé sur la question.

En conclusion, l’on s’aperçoit qu’aujourd’hui que la réparation du préjudice religieux est insatisfaisante, du fait qu’aucun poste prévu par la nomenclature Dintilhac ne permet une indemnisation pleine et entière. Nous ne pouvons bien évidemment que louer les efforts des magistrats dans la recherche d’une réparation intégrale, ce qui explique probablement qu’aucun pourvoi, à notre connaissance, n’ai été formé devant la Cour de cassation. En effet, tant que les juges réussissent à composer avec les postes de la nomenclature pour finalement arriver à une réparation acceptable, les choses en restent là.

Toutefois, l’indemnisation du préjudice religieux pose une vraie question juridique, dans le sens où il est de principe en droit positif que tout préjudice mérite réparation, laquelle doit être intégrale, sans perte ni profit. La réflexion reste donc ouverte.